Quand même, l'intrigue y fait beaucoup, je trouve.
À mon tour de me fendre d'un "petit" texte sur cette série réussie à tous les niveaux. Les frères Duffer ont tout compris, vraiment tout. Ils ont parfaitement compris le langage cinématographique instinctif de Spielberg – notamment les plans dans la saison 1 sur le visage de la petite sœur blonde marqué par la terreur pendant la dispute familiale à table, c'est à déchirer le cœur (cette gamine ballottée entre les tensions des adultes, ça m'a vraiment touché) :
Ça m'a fait penser à
E.T. On le voit dans le documentaire HBO consacré à Spielberg : son soin apporté aux visages et à leur expression. Il dit d'ailleurs que ce film était initialement prévu sans extra-terrestre, son terreau premier était le traumatisme des enfants lié au divorce de leurs parents.
Et j'en viens donc à l'autre aspect majeur, qui fait pour moi le succès de cette série : les personnages. Et là, référence à Stephen King. Vous pouvez faire vivre ce que vous voulez aux personnages, des obstacles, des traumatismes en tous genres, bref ce que vous voulez, eh bien si vous n'aimez pas les personnages, vous vous en foutrez royalement. Par contre, si vous mettez tout ce que vous savez d'émotion, de cœur en eux, vous serez en empathie, subirez les mêmes choses, souffrirez de la même manière. Moi si je croise les acteurs dans la rue, ça a beau être des gamins, je me mettrai à rire et à chialer en les voyant (comme dans la série). Ils m'ont cueilli pendant les deux saisons, déjà ce sont des acteurs hors-normes mais en plus ils sont
monstrueusement attachants. Si on retire tout le côté fantastique, qui est par ailleurs indispensable pour souder leur amitié et les rassembler, il reste quoi ? Il reste qu'ils vivent une amitié forte à la Goonies (référence affichée par les frères Duffer dans l'article TIME de cette semaine), que chacun a sa personnalité, qu'ils sont bizarres et marginaux (cf. King), qu'ils veulent refaire le monde, en se croyant investis d'une mission qui les dépasse mais qui en même temps fait partie du monde imaginaire des enfants qui, bien que questionnant constamment leur monde, n'hésitent pas une seconde à croire aux rêves. Vous retirez les monstres, vous retirez un liant, mais vous gardez cette union indestructible qui les unit fondamentalement, avec lequel ils affrontent la réalité de la vie adulte qui commence pour eux : brimades, vie amoureuse. (De la même manière que si on retire l'extra-terrestre dans
E.T., comme prévu initialement, il nous reste la vie simple d'une famille moyenne en train de vivre un divorce qui affecte profondément les enfants.)
Si on retire les monstres, il nous reste (dans la saison 1) Will disparu, comment ses amis gèrent la nouvelle et comment tout se met en branle tout autour de ce drame. Plus je lis des histoires d'horreur à la King, plus je comprends ça. Les monstres sont un prétexte. Ils révèlent ce qu'il y a d'humain en nous quand on est confrontés soit au surnaturel, que la disparition d'un enfant peut évoquer en nous, soit à une irruption soudaine du rythme de la vie quotidienne.
Et j'en viens à l'Upside down. Qu'est-ce que c'est ? C'est l'horreur qui nous environne tous les jours, qui peut surgir à n'importe quel moment par une fissure de la réalité (the Gate). C'est pour moi une allégorie du thème principal de l'horreur telle qu'on la retrouve dans la télé, le cinéma, les livres. Les personnages vivent avec ce monde invisible car nous vivons aussi avec. Le but de ce genre, c'est de le révéler et surtout, pour ceux qui ont vraiment compris comment ça marche (comme les frères Duffer), de révéler comment on réagit par rapport à ça. Dans toutes les bonnes histoires surnaturelles et flippantes à la King et cie, quelque part dans l'histoire les personnages reconnaissent toujours le caractère irréel de ce qu'ils vivent, soit par l'humour, soit par un autre vecteur ; mais ils le verbalisent toujours. (Cf. le chief Hopper dans la saison 2 s'insurge sur le fait que les gamins préparent le plan suivant un jeu de plateau.) Ça permet deux choses. Ça permet de rendre le récit vraisemblable (le personnage réagit ainsi car dans une situation pareille on réagirait aussi comme ça) et ça permet d'établir une nette fissure entre la réalité et le surnaturel. La frontière ne se situe pas entre méchants et gentils, elle se situe entre personnes ordinaires et événements extra-ordinaires. Méchants et gentils sont tous dans le même sac. L'Upside down les fait se déchirer entre eux. J'aurais sûrement encore plein de choses à dire sur l'Upside down, en ce qu'elle caractérise ce monde parallèle invisible. Je crois que c'est un élément capital de la série.
Mais surtout, il y a un terme qui me vient à l'esprit quand je pense à cette série : l'implication émotionnelle. On passe constamment du rire aux larmes. Je me suis surpris à être ému aux larmes et à hurler de rire dans la même minute (et j'ai chialé à chaque épisode). C'est extrêmement bien rythmé, ils nous font passer par tous les spectres de l'émotion. C'est Hitchcock qui disait, je crois, que l'humour est indispensable dans un film d'horreur, ça permet de relâcher la tension accumulée par des scènes dures. King (oui, encore lui, mais c'est un génie donc faudra s'y faire) est bourré d'humour, et ses livres en sont naturellement dotés. Cependant il faut différencier l'humour grinçant du rire cordial (cordial au sens de "cœur"). L'humour grinçant peut être un mécanisme de l'horreur, l'humour noir, l'humour satanique ("mouhaha"), ce genre de rire flippant qui n'est pas vraiment drôle, mais surtout méchant. Il y aussi le rire nerveux, gêné. Mais dans Stranger things, le rire est dénué de toute teinte négative. Les gamins sont vraiment adorables ("look at those pearls, rrrrrrh!") et l'horreur fonctionne d'autant plus que l'implication émotionnelle aura été forte. Fais-moi d'abord rire, que je te trouve attachant, et ensuite subis quelque chose d'atroce, et là je pleurerai. Je pleurerai d'autant plus que j'aurai ri. Quand je dis que les frères Duffer ont vraiment tout compris...
Allez, on va finir sur un dernier petit truc : la différence entre mélancolie et nostalgie. Depuis quelque temps je me pose la question de savoir quelle est cette différence. Je crois avoir une réponse. La différence entre la mélancolie et la nostalgie, c'est que la nostalgie peut être heureuse. Cette série est une ode aux années 80. La musique, les ambiances, les styles vestimentaires, les objets du quotidien, les coiffures, les références cinématographiques (je suis persuadé qu'il y en a davantage que ce que j'ai aperçu). Et puis à l'heure des débats (en passe de devenir obsolète) sur la légitimité de la série télé par rapport au ciné qui, lui, est ancré depuis longtemps dans la culture, on peut vraiment dire que (même si ça a été enclenché par des séries comme True detective et autre) Stranger things réussit ce tour de force, celui de consacrer le cinéma à la télé. En terme de qualité de jeu d'acteur, de scénario, de langage cinéma, même d'ambiance, c'est une putain de réussite. Elle rassemble tous les codes du ciné des années 80, mais c'est une fête, il n'y a rien de malsain ni de triste, ils ont vraiment choisi un regard bienveillant.
Finalement, je vais ajouter quelques mots sur cette putain de bonne musique. Dudududududu... Lancinant, hypnotique. À chaque lancement de générique, j'avais la gorge serrée et les yeux mouillés. D'une, parce que la scène pré-générique est super bien soignée (j'adore quand les séries accordent de l'importance à la scène pré-générique comme The wire), et de deux parce que ce lancement de générique est tout simplement génial. Ironie du sort : la saison 2 de cette série nostalgique des années 80 réussit à me rendre nostalgique de la saison 1 avec ce dudududududu lancinant. Tout au long des épisodes, on alterne entre cette musique originale et les tubes de l'époque, si bien qu'on a et l'ambiance du présent, et celle du passé, mélangées pour nous offrir un objet nouveau. De plus, la musique hypnotique s'allie parfaitement aux mouvements de caméra subtils et lents. J'ai particulièrement adoré les lents retournements à l'horizontale, pour passer de la réalité à l'Upside down.
ST dépasse de loin tout ce qui se fait actuellement en télévision. Pour moi,
GOT doit aller se recoucher (d'ailleurs, plus qu'une saison et on n'en parle plus). Même si c'est impossible, je veux 15 saisons de plus. Puis les acteurs gamins de ST sont consacrés pour la vie, avec ce coup de projecteur. Ils ont leur ticket d'entrée dans le monde de la télé et du ciné pour 20 ans, là. Ils sont en train de marquer une génération. Et je pèse mes mots.
Je pèse mes mots.