Elle regardait à travers sa fenêtre avant de se coucher. C'était son petit rituel du soir. Généralement son mari était déjà au lit un livre à la main quand elle se préparait pour aller dormir. C'était le cas ce soir, un Dennis Lehane, un bon petit polar américain. Debout à côté de sa table de chevet, elle fixe le banc qui lui fait face directement, tout en bas sur la place. Une personne était assise dessus, immobile.
Comme si elle s'adressait au monde extérieur, elle lance : "Dis chéri, ça fait plusieurs fois que je vois ce bonhomme sur la place en bas."
Il lève à peine le nez de son livre pour voir sa femme se retourner et lui lancer un regard légèrement inquiet. Elle continue : "Je trouve ça inquiétant. Il est là sans compagnie, on dirait une statue." Son marie répond : "Hmm, j'en sais rien moi, peut-être une personne normale qui aime l'ambiance douce et tranquille de la nuit ou... juste un détective privé." Il finit sa phrase avec un sourire en espérant dissiper l'inquiétude sur le regard de sa femme mais elle ne trouve pas ce qu'il y a de drôle. Elle se remet face à la fenêtre en se tenant les épaules.
Définitivement intrigué à son tour, son mari se lève et va à la fenêtre en traînant ses pantoufles sur le sol. Il regarde par la fenêtre et voit sa ville, le clocher qui dépasse timidement du groupe d'habitations urbaines. La place qui sépare leur immeuble de celui d'en face est un vrai petit centre d'activité le jour. Équipé d'un petit kiosque à l'ancienne et d'un espace de jeux pour les enfants, ce cœur du village rassemblait forcément les plus jeunes comme les plus âgés et il faut avouer que ça faisait toujours froid dans le dos de jeter un coup d’œil à cet endroit en pleine nuit. Depuis dix ans qu'ils habitaient ici, elle ne s'était toujours pas habituée à y voir des personnes occuper les bancs ou se balader la nuit. Il colle son nez à la vitre pour mieux voir. Quatre bancs publics étaient disposés en carré sur les bords de la place et en effet, un homme était assis, droit et immobile sur celui directement à l'opposé de leur immeuble. A cette distance, il était impossible de voir ce qu'il fixait de son regard apparemment déterminé. En effet, il ne semblait pas rêvasser, il était en posture droite, les mains sur les genoux, la tête assez haute, tout dans son être indiquait une vigilance accrue, il était comme réglé pour attendre quelque chose d'important. Le peu de semblance humaine qu'on pouvait détecter dans son apparence générale n'était pas inscrit dans son appareil vestimentaire aussi sombre que la nuit qui l'entourait, ni dans sa posture sombrement mécanique.
Le mari reste perplexe et après quelques secondes de réflexion dit : "Hmm, je sais pas. Comme je t'ai dit, ça peut très bien être une personne tout à fait banale en train de profiter sereinement du calme de la nuit."
Et sur ces paroles il s'éloigne de la vitre pour aller se recoucher et replonger dans l'univers paradoxalement rassurant de son polar américain. Mais lui-même ne croyait pas ce qu'il venait de dire. Il n'y avait rien de serein dans l'attitude de l'homme sur la place. Un frisson lui parcourt le dos et lorsqu'il remarque qu'au bout de cinq pages, l'histoire n'arrive pas à l'accrocher vraiment (ce qui était rare pour du Lehane), il pose son livre et essaie de s'endormir.
Sa femme était restée à la fenêtre et avait suivi l'évolution de son mari. L'indifférence initiale dans le lit, suivie du léger étonnement face à son insistance et enfin l'espèce d'inquiétude finale en voyant cette place habitée la nuit. Elle décide de regagner son lit mais son attention est attirée par quelque chose de mouvant à l'extérieur. Tout à gauche vers la rue au bord de la place, une silhouette qui se déplaçait assez vite. Très vite, même. Il courait et une autre silhouette emboîtait le pas quelques mètres plus loin. La première silhouette ralentit et lance un regard subitement vers la fenêtre. Pris de panique, elle l'ouvre, ferme les volets et referme la fenêtre, elle en a assez vu pour ce soir.
Parcourue d'un frisson, elle regagne également le lit et commence à s'endormir. Les deux conjoints sont sur le dos et semblent fixer le plafond après avoir éteint la lumière. Après quelques secondes de silence pendant lesquelles ils laissaient leur esprit rassembler les morceaux choisis de la journée, le mari rompt le silence :
–Tu veux jeter un autre coup d’œil à la place ?
–Hors de question. Et toi ?
–Même réponse, Alphonse.
Ils changent de position, sont maintenant dos à dos et ne trouveront pas le sommeil avant longtemps.